Avec le temps, tant de choses changent. Le plus perturbant n’est pas tant le changement, il est inéluctable, mais plutôt la perception qu’on y porte, cette forme de relativité qui nous fait vivre les mêmes expériences avec un œil totalement autre changeant ainsi la perception qu’on y porte.
Quel est donc ce sort qui nous est jeté lorsque l’on commence, tout doucement, à vieillir ? Le temps semble changer. Il est plus rapidement avalé par madame la journée. La perception qu’on lui porte devient tout autre. Enfant, il ne semblait guère passé. On en possédait bien trop. Tellement qu’on ne savait plus qu’en faire ni à qui l’offrir.
Les journées semblaient éternelles. Tellement de péripéties et d’aventures pouvaient prendre naissance en ces fameuses et interminables vingt-quatre heures. On connaissait la frustration. Une frustration tellement grande que souvent, elle nous portait préjudice. On s’impatientait, s’émerveillait et vivait intensément les moments que la vie nous offrait, ces premiers instants, ces découvertes et toutes ces premières fois.
Et puis le temps passe. L’homme, naturellement, grandit. Fier de devenir un grand, comme on disait lorsque l’on était petit. On vit cette vie qui nous semblait si folle, si appelante, si jouissif d’apparence, si libre lorsque l’on est enfant. Les journées sont toujours de même durée. Le nombre d’heures journalier reste inchangé, mais petit à petit, la perception change drastiquement. Il devient possible de faire de moins en moins en tout autant de temps. En un bâillement, plusieurs heures, peuvent s’être écroulées alors qu’en nous, on comptait encore la minute.
Comme une danse durant laquelle les partenaires ne peuvent se permettre d’agir comme s’ils étaient seuls, tout autour de nous fait de même. Tout s’accélère ; nos pensées, nos mouvements, notre corps, nos désirs. On se veut indépendant, sans jamais pouvoir totalement l’être. Pendant ce temps, tout grandi, tout évolue. On se dit, intérieurement, qu’on aura le temps, que l’ambition et l’envie suffissent à toutes entreprises, même les plus folles. On pense que l’infini est accessible, que demain est promis, qu’on ne connaîtra jamais de fin.
Alors, on vit comme s’il n’existait pas de lendemain. À toute allure jusqu’à s’essouffler, jusqu’à devenir incapable de se réveiller au matin. On commence à user de subterfuges, de plaisirs extérieurs pour continuer à courir dans cette cage, comme hamster ou une souris. On pense pouvoir rattraper le temps, le plier à nos envies. On se bat contre du vent, quelque chose qui nous est par cent fois plus grand.
Tout doucement, on se fatigue, on a plus le souffle. Après avoir tant couru, comment espérer que le cœur suive encore le mouvement ? N’est-il pas normal de perdre l’entrain lorsque notre but est toujours plus loin, toujours plus éloigné de nous ? On se perd à courir, on se tue à chercher ailleurs ce qui nous est essentiel.
Au sortir de cette rêverie, la paume de nos mains crie de douleur. Elles sont brûlées et souffrent intensément. Comment le temps a-t-il pu passer si vite, comment cette corde nous a-t-elle filé entre les doigts ? On pensait pourtant que tout était possible, qu’il n’existait aucune fin, qu’il suffisait de croire pour le voir. Mais la déception a fait son entrée, triomphale, elle nous pousse au sol voire six pieds sous terre si on la laisse nous dépasser. Un poids nouveau se loge sur nos épaules : la peur de ne jamais rattraper ce foutu temps perdu.
Faut-il nécessairement connaître la dureté du sol pour s’éveiller ? Après la chute, nos agissements changent. On souhaite tout penser, tout réfléchir, planifier ou optimiser. La candeur s’en est allée par la grande porte. L’instant présent n’est plus accessible. On ne cesse de vivre dans nos projections comme si la vie n’était pas faite pour être vécue, mais simplement planifiée. On se dit vivant, pleinement en vie, mais en nous, quelque chose est mort depuis. On continue à alimenter le mensonge, comme s’il n’y pas d’échappatoire à ce bourbier dans lequel on est déjà tellement engouffré. Le cerveau, lui, ne cesse de se référer au passé avec une vue sur les lendemains à venir. Et le temps file. Il file encore et toujours. Il brûle nos mains, nous angoisse, nous amène, à force, à perdre foi. On s’en méfie, on le déteste. On espère d’une manière ou d’une autre le tuer, qu’enfin, il s’arrête.
Vous savez, je ne pleure plus. Non, je n’ai plus le cœur à ça. J’ai bien trop donné, j’ai bien peu vécu, au final. Je l’ai pensé illimité, sans fin. Et aujourd’hui, je me dois d’accepter la réalité que m’impose l’incorruptible miroir. Mes cheveux noirs sont devenus blancs, mes pensées blanches sont devenues noires. Le temps m’a filé entre les doigts, mais je ne tente plus de le retenir. Non, je ne tente plus de le retenir. Je suis assis, las, sur ma chaise. Je me balance en observant le ciel. Les étoiles brillent, le vent me caresse légèrement la peau vieillie par le temps. Je ne sais pas combien d’heures sont passées. Je n’en ai cure. À quoi bon se le demander ? Je respire intensément, et profite de cet unique instant que la vie m’offre. Je remercie cette vie, je ressens enfin la paix. Qu’importe de quoi demain sera fait, si j’ai aujourd’hui.
Curieusement, je respire plus fortement qu’à l’accoutumé. Mes poumons se vident et ma force, lentement, me quitte. Je suis en paix, assis, face à ce spectacle de l’infini. L’horloge tourne, je n’entends même plus son bruit qui m’était pourtant si désagréable naguère. Quelle soirée, quel beau ciel, quelle belle heure pour qu’elle soit la dernière.
Peu à peu, je me sens passé. Un sourire d’enfant se dessine sur tout mon visage. Je me rappelle avoir tellement eu peur de ce moment, d’oser un jour rendre l’âme. Et me voilà, sagement assis en me balançant, n’attendant qu’une seule et dernière chose : mon retour en terre natale. Moi, ancien pour les nouveaux, mais toujours un éternel enfant face à l’univers sans fin.
Ecrit le vendredi 26 juin 2021.