Lorsque le réveil sonne.

Vous savez bien ce qu’il se passe lorsqu’il se met à sonner. On agit comme si on était tout étonné, comme si une surprise venait de poindre le bout de son nez. On se met naïvement à négocier, moitié présent, moitié endormi. Le but est d’arriver à gagner quelques instants, quelques minutes à la volée alors qu’on n’est même pas encore réveillé. Au fond de nous, on veut juste y rester, dans ce matelas douillet. C’est chouette d’un peu se reposer. On agit comme si gagner quelques minutes pouvait changer le cours de notre journée… C’est un peu se mentir à soi-même.

Ce qui est fou, c’est qu’avec le temps, on est devenu tellement bon à se mentir, qu’on a même fini par croire à nos propres mensonges, si ce n’est pas dingue ça. Notre propre victime, voilà ce qu’on est devenu même si on trouve une tout autre histoire à se raconter. De toute façon, on est arrivé à un stade où on est plus capable de la déceler la vérité.

Les quelques minutes qu’on tente de négocier pour un sommeil plus long, vous savez ce qu’elles créent ? Elles nous mettent en retard ces satanées minutes ! Je vous le dis haut et fort puisque j’en souffre, même si je ne l’ai encore jamais dit. Depuis que j’ai commencé à négocier, depuis tout petit, je n’ai pas arrêté ! C’est un cycle infernal, on finit par le subir sans s’en rendre compte. Je suis tellement atteint que même le jour de ma naissance, je l’ai négocié, jusqu’à gagner presque un mois. Vous voyez un peu le monstre qui est venu sans le savoir ? Un négociateur invétéré. Ça y est, le mot est dit. Ce n’était pas facile, jusqu’ici, je n’ai jamais osé me dévoiler comme ça. Je ne suis pas un saint bordel, qu’est-ce que vous pensiez ! Parfois, vous savez, je négocie tellement bien que les petites minutes dont je vous parlais au début, elles se transforment en des heures. Oui, je sais, il y a un monde entre quelques minutes et quelques heures. Je suis le premier étonné et le premier à en souffrir. Je n’en demandais pas autant moi, je vous le jure. Je voulais juste un peu de répit pour trouver la force de me lever, voilà tout. Le pire, et c’est ce qu’on ne nous dit jamais, c’est qu’on se sent encore plus fatigué lorsque l’on attend pour commencer notre journée. C’est toute la journée qui est déréglée, et nous avec elle. C’est peu dire que de dire qu’elle commence bien mal notre journée. Ce n’est pourtant pas bien dur de se lever, alors pourquoi on galère autant ?

Je vais vous confier un secret, alors, s’il vous plaît, ouvre bien grandes vos oreilles. He oui, on réfléchit ici, même si on ne le dirait pas, je vous l’accorde. La journée, elle se déroule souvent comme elle a débuté. Si on souffle au réveil, laissez-moi vous dire et ça sans boule de cristal, qu’on va souffler toute la journée. C’est comme une règle presque immuable, on n’y échappe pas. Si je peux vous donner un humble conseil, ne rigolez pas avec le réveil, c’est sacré. D’ailleurs, mon vieux, il aimait bien dire que les choses, elles finissent bien souvent comme elles ont commencé. Il avait bien raison, sauf qu’à l’époque, j’étais encore trop petit pour comprendre la profondeur de ses paroles. C’est ma manière de dire que j’étais encore un peu con sans vraiment le dire. Je manquais de ce qu’on appelle l’expérience de vie. C’est fou le nombre de fois qu’on peut se brûler, lorsqu’on ne connaît pas le sens caché des choses.

Aujourd’hui, je m’en mords encore les doigts. Je n’arrête pas de me dire que tout aurait été si différent, si j’avais su. Ça tourne dans ma tête comme un disque rayé. Ça obsède ce genre de pensée, on n’arrive pas à arrêter d’y penser. On s’en veut sans vrai motif, seulement de ne pas avoir été plus dynamique, plus fou, plus effronté alors que le réveil sonnait. Si on n’avait pas ce vice de négociation, on en aurait fait des choses et des bien grandes, sans s’en rendre compte. C’est ça qui est fou, on l’aurait fait malgré nous, simplement puisqu’on aurait préféré l’action à la parole. Ça fait toute la différence, de préférer l’action et d’éviter les palabres incessants. 

Mais pour tout vous dire, sans mâcher mes mots, puisque je me suis un peu dispersé, j’en sais toujours bien peu. Je suis toujours ce gars qui ne se rend pas vraiment compte de la portée de ses actions et de ses inactions. On est devenu des grands, mais dans le fond, on tente toujours d’élever l’enfant en nous. Je pensais qu’à l’aube de mes dix-huit ans, je serais un adulte accompli. Belle utopie et beau mensonge que de dire à des enfants qu’ils sont des grands, ils y croient vraiment et pendant longtemps en plus. Vingt ans plus tard, ils sont toujours au même stade sauf qu’ils n’ont plus de couches culottes pour l’attester. Moi, pour pallier mon manque de connaissances, je m’en remets à plus grand. Il existe un truc assez magique qu’on nomme la télé. On peut y regarder le journal télévisé et, eux, ils en savent des choses et pas qu’un peu. Ils sont tellement gentils et instruits ces gens-là qu’ils passent plusieurs fois durant la journée. Il faut en avoir des choses à dire et être altruiste à souhait pour agir de la sorte. Moi, je n’ai pas le temps et l’envie, je suis qu’un être humain, fort égocentrique en somme. Dans le fond, je m’en fiche de ce qu’ils ont à dire, ça change rarement ma vie. J’espère juste en sortir avec quelque chose d’autre qu’un mal de tête. Le point positif avec le journal, c’est qu’on cesse de penser à nos problèmes, ils sont bien minuscules comparés à ce qu’il se passe, je ne sais pas trop où. D’ailleurs, je n’y mettrai sûrement jamais un pied là-bas, mais c’est bon de savoir ce qu’il se passe à l’autre bout du monde, ça empêche de réfléchir et d’agir.

Je commence à avoir mal à la gorge à force de parler, alors je vais aller un peu plus rapidement. Il ne faut pas toujours négocier, croyez-moi. C’est un fléau qui s’invite dans la vie jusqu’à nous pourrir les os. C’est vous dire le mal. Il parait anodin et pourtant ça vous gangrène qu’à la fin vous perdez un peu de vous-mêmes. On commence par gagner quelques minutes, on ne voit pas le mal derrière ça, insouciant que l’on est. On est content, on se dit que notre bienheureuse négociation nous a fait gagner plus de temps pour récupérer. Petit à petit, les minutes croissent. On ne s’en rend pas compte, la différence est bien minime, ça ne semble pas bien grave tout au contraire. Un beau mensonge qu’on gobe comme une nouveau-née, si on avait qu’on était en train de creuser notre propre tombe, on couperait le mal à la racine, et vite – Enfin, je crois.

Il en faut bien peu pour se transformer en un zombie. Une petite négociation, quelques jours de répétition, et le tour est joué. On préfère le sommeil à la vie, alors on la vit en dormant, notre vie. Et le malheur, c’est qu’au début, on aimait vraiment ça. Mais le mensonge ne tient toujours qu’un temps, le temps de trouver un miroir et que la vérité nous saute à la face. À ce moment, ça devient bien moche. On crie, on pleure, on se questionne et à nouveau, on négocie comme si on n’en avait pas déjà fait assez. C’est un vrai fléau, combien de fois devrais-je le dire ? Il faut tout faire pour rester en vie, tant qu’on l’est encore. Après, c’est déjà trop tard. On y prend goût au sommeil. C’est tellement plaisant qu’on continue jusqu’à s’endormir pour toujours. Il y a plus beau comme vie, surtout qu’on n’est pas la princesse de la Belle au bois dormant, il n’y aura pas de prince pour venir nous réveiller. On n’en vaut pas la peine nous, les oubliés, ceux qui se sont éteints alors que le réveil sonnait.

On a gaffé plus d’une fois, maintenant est venue l’heure de payer. Qu’ils prennent tout, je m’en fiche de toute manière, j’ai déjà trop donné. Ça fatigue de négocier, et même si on avait l’impression de gagner, les autres ont fini par nous rattraper. Tout se paie ici-bas. Aujourd’hui, c’est à nous de casquer. D’ailleurs, si je peux vous conseiller, réveillez-vous, les gars, la nuit ne mérite pas que vous la fassiez durer, ça se saurait ça depuis le temps que la terre tourne, croyez-en l’expérience d’un pauvre initié.

Écrit le mardi 04 janvier 2021, retravaillé le mercredi 19 janvier 2022.

Laisser un commentaire