L’horizon qui prenait place devant lui n’avait plus la même saveur que les jours précédents. Le paysage était toujours le même et n’avait, en vérité, guère changé depuis des années. Les saisons défilaient au même rythme, les passants déambulaient à la même vitesse, les politiques usaient toujours autant de leur parole, les relations humaines étaient toujours aussi superficielles et les ambitions de ses semblables étaient toujours aussi extérieures et personnelles qu’elles l’étaient naguère. Bref, rien n’avait changé, le monde tournait toujours dans le même sens, à l’inverse des aiguilles d’une montre. Notre homme, qui jadis se sentait si proche de ses pairs, se trouvait dans une situation des plus complexe. À son réveil, bien que son miroir lui rappelât que rien n’avait changé, il sentit, au fond de lui, qu’un changement, qui avait débuté il y a de ça plusieurs années, venait d’arriver à maturité. Il avait le sentiment de s’être réveillé d’un rêve longtemps entretenu et ce sentiment lui était assez troublant. Son visage n’avait rien de nouveau, mais quelque chose en lui et dans son regard avait changé. Sa perception de la vie, du monde n’avait plus rien de pareil et qu’importe le nombre de fois qu’il se regardait dans le miroir, il lui semblait voir un autre homme. En vérité, toutes les choses auxquelles il était pourtant tant habitué, lui semblaient être totalement étranger.
Qu’avait-il pu donc se passer pour que sa vie prenne une telle tournure ? Pour comprendre cela et pour tenter d’éclaircir ce changement soudain dans la vie de notre personnage, il va nous falloir retourner quelque temps en arrière. Notre homme était une personne ambitieuse. Il aimait penser à son futur et se réconfortait à l’image qu’il s’en faisait. Sa situation importait peu, car, de son avenir, il pensait tenir les rênes. Il rêvait sans cesse, durant le jour, durant la nuit. Il y voyait ses phantasmes prendre forme, ses aspirations devenir réalité. Ses rêves si forts, si vibrants, si scintillants, si stimulants écourtaient ses nuits tant sa fougue à travailler à leur réalisation était grande. Il avait pour habitude de se réveiller à l’aube, lorsque, chez lui, tout était encore dormant, et travaillait, à la lueur de sa lampe de chambre, à des tâches rébarbatives, mais nécessaire en vue de ses objectifs futurs. Cette habitude, il l’avait acquise seul. Il avait appris à ses dépens que la compagnie d’autrui n’était pas toujours une bénédiction. Beaucoup de ses pairs, de sa famille et de personnes qu’il considérait jadis comme amis avaient eu comme attitude de tenter de le dissuader de ses capacités. Depuis son plus jeune âge, sa confiance avait été réduite à néant.
Sa richesse n’était pas matérielle, du moins elle ne l’était pas encore. Notre homme menait une vie simple, une vie d’ascète. Depuis son plus jeune âge, il aspirait à de grandes choses et travaillait, malgré les intempéries incessants de la vie, à la réalisation de ce qui animait ses rêves les plus fous. Ses rêves étaient ambitieux, il souhaitait sortir de sa condition. Ne croyez pas que notre homme vivait dans la pauvreté, ça non, il était de famille aisé, mais il n’empêche que sa plus grande frustration avait toujours été de manquer. Cette pensée, comme maintes choses dans sa vie, lui avait été inconsciemment léguée. La richesse n’était pour lui qu’une porte de sortie, un but à atteindre, un chemin qui semblait être nécessaire dans le monde duquel il était issu. N’était-ce donc pas là le but de la vie : travailler toute sa vie durant, intelligemment, afin de pouvoir jouir, enfin, des quelques plaisirs de la vie ? D’une certaine manière, plus que la richesse, il souhaitait se dépouiller de ce poids, de cette peur constante de manquer qui lui avait été légué par ses géniteurs. La réussite lui semblait être la seule religion, la seule voie dans un monde capitaliste. Il ne souhaitait pas vivre de rêve et de rêverie car, comme il le disait souvent : ”Les rêveurs se contentent de rêver, mais en vivent-ils ? Les artistes pratiquent leur art, mais que gagnent-ils ?” Selon lui, seulement une infime partie arrivait à s’élever au-delà de la subsistance et de l’aisance matérielle. Et cette idée l’encourageait à poursuivre dans sa voie. D’ailleurs, peut-on lui en vouloir de penser ainsi, or que tout, de la télévision à l’éducation, pousse à une telle réflexion. Cette vision, bien qu’il la croyait sienne, lui avait aussi été dictée par son environnement. Tout autour de lui était rapport à l’argent : les relations, l’amour, le respect, l’affirmation, le pouvoir, la parole, la position, les possibilités. Son vécu lui avait inculqué que toute forme de respect dépendait en partie de la situation de l’interlocuteur et cela qu’importe les sottises qu’ils pouvaient proliférer. On excusait tout, du moment que la personne pouvait se le permettre. Triste réalité que de vivre en plein milieu du 21e siècle, me diriez-vous.
Cependant, à son réveil, quelque chose avait changé. Les pensées qu’il entretenait naguère ne lui semblaient plus aussi pertinentes et puissantes que la veille. Sa façon de penser, elle aussi, avait changé. Son désir incessant de réussite et de richesse avait fini par s’amoindrir. Il serait fou de penser que ce changement s’était opéré du jour au lendemain, sans aucune action de sa part. Petit à petit, depuis un certain temps, notre homme avait commencé à ouvrir son esprit. Il avait découvert que la majorité de ses pensées n’étaient, en réalité, pas de lui. Elles n’étaient que le produit d’un travail entamé depuis sa naissance par une éducation imposée, des parents bienveillants et une autorité docile face aux ordres donnés. Ses pensées lui avaient été dictées et sa vision s’était dessinée en fonction de cet environnement. Cette prise de conscience l’avait, dans un premier temps, complètement déboussolé. Il ne savait plus à quoi se fier, ni sur quel pied danser. Il avait toujours cru que le monde était bienveillant et que seule la pensée unique avait raison d’exister. D’ailleurs, comme ses pairs et bon nombre d’anciens, il s’était éloigné des voies de la croyance. Il n’y voyait qu’une supercherie, qu’un ordre dépassé, qu’une gloire ancienne qui n’avait plus de pouvoir en ce jour. La charité n’était pas un but pour lui, il ne savait même pas ce que cela pouvait bien signifier. Il ne pensait qu’à lui et à son bien-être : égocentrique et enfermé dans un monde où seul lui comptait. Cette vision l’amenait à voir la réussite comme seule finalité possible et réussir demandait une certaine part de sacrifice. Bien souvent, il fallait être prêt à sacrifier les autres, car pour qu’un s’élève, plusieurs devaient s’abaisser. Mais cela n’était pas tout, la gloire recherchée demandait d’être prêt à sacrifier un bon nombre de choses : sa famille, son temps, sa santé, ses rêves d’enfant, sa morale et accepter toutes les choses permettant d’arriver à l’objectif fixé. Il fallait être prêt à tout pour s’élever, car, en bas de l’échelle, le ciel n’était pas d’or, mais d’ordures. Notre homme était ambitieux et intrépide, l’aventure ne lui faisait pas peur, tout au contraire, elle le stimulait au-delà de l’imaginable.
Revenons à nos moutons, le changement dont il est question avait pris naissance quelques années auparavant lorsqu’en classe, entouré de ses amis et camarade, il s’était rendu compte qu’il n’aspirait pas aux mêmes idéaux. Ses pensées, sa vision et ses aspirations étaient totalement différentes, comme si notre personnage n’était pas issu du même monde. Il était autant étranger au monde qu’il l’était à lui-même… Heureusement, son cœur était encore pur, bien qu’il nageait dans l’océan du monde. Sans trop savoir pourquoi, il prît l’habitude d’écouter cette petite voix qui prenait naissance en lui et commença, petit à petit, à cultiver son esprit lisant des livres et écoutant, toute la journée durant, des vidéos traitant de développement personnel. Oui, notre homme souhaitait grandir. Il sentait qu’il était encore loin de toute réalisation et que le développement de son être était la condition sine qua non à son élévation. Cette recherche de vérité et cette envie de dépassement l’amenèrent vers une direction qui lui était nouvelle l’amenant ainsi à faire connaissance, à travers le temps, avec une personne qu’il ne connaissait alors que très peu : lui-même. Il apprit une pléthore de choses à son propos, sur ses peurs, ses passions, ses envies réelles et sur qui il était. Ce fut à partir de ce moment que son lendemain prît une toute autre tournure. En effet, il se rendit compte que la richesse ou la réussite n’était pas une fin en soi et que la vie, aussi courte qu’elle pouvait être, ne se résumait pas seulement à la collecte de pièce de monnaie. Toutes ces choses avaient perdu leur attrait. Plus il lisait, plus le vide prenait part de lui. Les idées d’auparavant s’envolaient, comme pris dans un tourbillon. Des idées nouvelles s’installaient à mesure que passait le temps et prenaient place du vide présent en lui. Ses fréquentations, elles aussi, n’étaient plus les mêmes, ses discussions avaient changé d’orientation. Il était souvent seul, en conversation interne avec les guides et modèles issus des livres, de vidéos, de l’histoire qu’il dévorait. Le monde qu’il croyait sien, ne l’intéressait plus depuis qu’il avait découvert qu’il existait un monde beaucoup plus vaste, plus vrai et enrichissant que le monde matériel. Ce fut à partir de ce jour-là que notre personnage connu une mort douloureuse, une mort qui lui coûta bien chère, une mort qui le mît à terre.